Jeff faisait ce qu'il savait faire de mieux -ou du moins l'une des choses qu'il savait faire de mieux- : distribuer des affiches sur un parking.
Rouleau de bande adhésive en main, il en avait même placardé quelques-unes ça et là sur les lampadaires et abris-cadi en plus d'en avoir placé sous (presque) tout les essuies-glace présents ce jour-là.
L'affichette en question annonçait son futur concert, le dimanche suivant, à 18h dans un garage de la rue Saint-André. Le nom de la rue ne sonnait pas très américain, mais Jeff n'en avait rien à carrer puisque ce n'était, de toute façon, pas son adresse. Non, c'était la maison d'un de ses "potes" (entre guillemets parce qu'à part avoir bu une bière une fois ensemble, les deux gars ne se connaissaient pas plus que ça), lui même musicien dans un groupe, et qui s'offrait une représentation dans son propre garage/salle de répét' avec quelques autres groupes locaux qu'il avait invité. Bref, gros moment en perspective ! Et Jeff avait pour mission de faire la pub de cet événement.

L'arrêt de bus était le dernier lieu où l'artiste semi-amateur (et donc semi-pro si on y réfléchit bien) voulait coller une affiche. Il y avait une petite minute de marche et une femme allant dans la même direction. Plutôt jeune, elle était le public cible.
Jeff se jeta donc presque au sens propre devant elle pour l'arrêter mais, l'effort ayant était intense, il dû reprendre son souffle un instant. Il en profita pour tendre d'une main son affiche tandis que la demoiselle lui demandait en quoi elle pouvait l'aider.
Jeff secoua de nouveau l'affichette tout en prenant un longue, grande, très grande, et ample, inspiration.
"Concert..., haleta-t-il. Dimanche... Gratuit... Venez !"

La jeune femme remercia Jeff pour l'affiche, annonça qu'elle viendrait peut-être -peut-être, c'était plutôt encourageant, non?-, et lui souhaita une bonne soirée avant de continuer son chemin.

Et quoi ? elle partait comme ça ? Non, non, non, Jeff n'en avait pas fini. Il l'a suivit donc tout en continuant :
"Il FAUT venir !, lui dit-il d'un ton à la fois enjoué et se voulant convainquant. Ça va être LE concert. LE, CONCERT."
Jeff avait accentué ses propos avec un grand sourire et des gestes grandiloquents pour montrer à quel point ça promettait d'être extra.
La fille continuait en même temps d'aller vers l'arrêt de bus et le musicien improvisé directeur de pub d'un jour l'a suivit toujours en déblatérant ses arguments. Il était sans doute à deux doigts de passer pour un harceleur.
"Tu peux amener tes amis, continuait-il. Ta famille. Tes voisins. TON CHIEN ! De la bière ! Y'aura sans doute de la bière, mais hé, tu peux en amener quand même. Et j'ai dit que c'était gratuit ?"
Le grand sourire, pourtant des plus amical, ne devait pas forcément aider...

"Yeah, ouais, compris !", répondit Jeff en lui lançant un clin d’œil.

L'arrêt de bus n'était plus qu'à quelques pas et comme la jeune femme continuait de s'y rendre, Jeff continua de la suivre.
Il l'avait laissée passer et marchait à deux pas derrière en se voyant déjà placarder une affiche sur la face latérale de l'abri-bus. C'était la meilleure place, celle que l'on voyait en premier en arrivant et qui ne cachait pas la pub "officielle" placée sur l'autre vitre de l'abri.

Jeff dégaina sa bande adhésive à laquelle il préleva un morceau qu'il colla sur le haut de l'affiche. Celle-ci se retrouva ensuite scotchée contre la paroi de plexiglas au moment où le bus arrivait.
"Cool hein !, lança-t-il à la fille en désignant son affiche. Ah ! voilà un bus. Vous prenez celui-là ?"

Jeff placarda en vitesse une seconde affiche au-dessus du banc de l'abri tandis que la fille montait dans le bus qui venait d'arriver. Du coin de l’œil, Jeff vit le chauffeur lui lancer un regard pour savoir si il allait lui aussi prendre le bus ou non. Le prof sauta dans le bus.

Il n'avait pas de carte et pas d'argent à dépenser dans un ticket. Alors il expliqua vite fait au chauffeur qu'il descendait au prochain arrêt et déblatérait tant de mots à la minute que le chauffeur, qui avait déjà fermé les portes et se faisait klaxonner, démarra en laissant l'hurluberlu profiter du voyage.

Jeff se faufila donc dans l'allée centrale du véhicule en distribuant à chaque passager présent l'un de ses flyers. Un petit speech sur le concert, qu'il était gratuit et qu'il fallait venir parce que ça allait en envoyer grave, accompagnait la distribution et seule une dame âgée sembla s'intéresser au discours du rockeur en ne comprenant pas l'expression "en envoyer grave".
Après une vague clarification et un sympathique "venez, vous allez vous amuser !" à l'adresse de la vieille, Jeff continua vers les rangs du fond. La dernière personne à laquelle il tendit un flyer était la fille du parking.
"Un autre ?, lui demanda Jeff avec un grand sourire en prenant place sur le siège d'à côté. Roh, je blague ! Mais woh, quel public aujourd'hui !"
Il regarda les gens du bus dont il parlait.
"C'est pas tous les jours qu'on a autant de fans. J'ai quasiment plus rien à donner !", dit-il en secouant son tas aminci d'affichettes presque sous le nez de son interlocutrice.

Jeff avait, comme il l'avait dit au chauffeur, prévu de descendre au prochain arrêt. Celui-ci était bien à dix minutes de trajet. Il en restait donc cinq avant que le prof ne descende...